Art & Architecture

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Le berceau de l’art gothique

Au XIIᵉ siècle, l’architecture de la basilique Saint-Denis évolue sous la conduite de l’abbé Suger. Verrières et lumière colorée, espaces décloisonnés : entrez dans le berceau de l’art gothique en Europe !

L’église Saint-Denis : de la basilique carolingienne au monument gothique

Construite autour de la tombe de saint Denis, mort vers l’an 250, l’église est au Ve siècle une modeste chapelle de 20 mètres de long. Agrandi à l’époque de Dagobert, un nouveau bâtiment est consacré en 775 en présence de Charlemagne. C’est une immense basilique carolingienne, dite « à la romaine », de 80 mètres de long avec des colonnes de marbre et leurs magnifiques bases et des voûtes de bois.

Au XIIe siècle, l’édifice fait l’objet de grands travaux, sous la direction de l’abbé Suger, élu en 1122. Ce dernier juge l’abbaye trop petite pour accueillir les fidèles venus honorer en nombre les reliques des saints et décide donc de la faire agrandir. Il écrit même : 

La détresse des femmes était telle et si intolérable qu’on aurait pu les voir avec horreur, écrasées comme par une presse dans la mêlée d’hommes robustes, pousser des cris terribles, plusieurs d’entre elles, misérablement blêmes, soulevées par le pieux secours des hommes au-dessus de la tête des gens, avancer ainsi comme sur un pavement, et beaucoup d’entre elles rendant leur dernier soupir au désespoir de tous.

Chevet de l'Abbé Suger, vers 1144

© Centre des monuments nationaux

Art gothique, une mystique de la lumière

Suger puise son inspiration dans différents écrits, la Bible bien sûr, mais aussi dans les textes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, une des sources majeures de la mystique chrétienne, dont les textes en grec ont été traduits en latin et diffusés par des abbés de Saint-Denis. Il en retient notamment l’idée d’une métaphysique de la lumière. Suger réaffirme que celle-ci est d’essence divine et qu’elle est la parole même de Dieu, le Verbe. Cette association entre lumière et construction est l’une des lignes directrices du chantier.

L’innovation en est une autre. En effet, Suger va s’entourer des meilleurs ouvriers de l’époque pour concrétiser son projet. Ceux-ci développent à Saint-Denis une nouvelle manière de bâtir, appelée dès le XIIIe siècle l’art français (opus francigenum). Mais nous le connaissons mieux sous le nom de style gothique, un terme de mépris créé au XVIe siècle par les Italiens pour alors dénigrer un style sans référence à l’art antique, barbare ! Le terme retrouve ses lettres de noblesse dès le XVIIe siècle et surtout au XIXe siècle, avec l’engouement du public pour le Moyen Âge.

La nef XIIIe siècle de la basilique

© Centre des monuments nationaux

Le gothique, une architecture novatrice

La révolution gothique n’est pas basée sur l’invention d’un procédé révolutionnaire. Elle est le miroir de la bouillonnante société qui l’a produite et l’avènement de l’architecture gothique en Île-de-France survient après deux siècles d’une croissance économique importante en Europe. L’architecture gothique s’affirme dans la continuité de l’art roman, un terme créé au XIXe siècle pour affirmer ses liens avec l’art romain. Il naît vers le IXe siècle et se développe dans toute l’Europe, de l’Espagne jusqu’à l’Écosse et même parallèlement à l’architecture gothique. Certes l’art roman se caractérise notamment par des lignes et des voûtes plus massives mais Cluny III (1088-1130) en Bourgogne porte déjà son couvrement en berceau brisé   à plus de trente mètres de hauteur !

Si au lieu de voûtes en berceau ou d’arêtes  , le style gothique adopte systématiquement la croisée d’ogives  , celle-ci est déjà utilisée en 1090 en Angleterre. C’est l’évolution lente des méthodes de construction, le développement des arcs-boutants  , la qualité de la taille de la pierre qui permet d’élever des murs de plus en plus hauts et percés de grandes fenêtres destinées à accueillir d’immenses vitraux colorés. Pour construire au XIIIe siècle des édifices plus hauts, plus vastes et plus lumineux, les bâtisseurs utilisent aussi de plus en plus de métal, jusqu’à cinquante tonnes à la cathédrale de Beauvais !

En bref, l’architecture gothique, nourrie d’un nouveau rapport de l’homme à la nature et à son Créateur, se fonde sur la place prépondérante de la lumière su le décloisonnement des espaces.

Voûtes sur croisée d'ogives, chevet de l’abbé Suger, vers 1144

© Centre des monuments nationaux

Le chevet de l’abbé Suger

Revenons maintenant à la basilique Saint-Denis. De 1130 à 1140, Suger dirige la construction d’une nouvelle façade occidentale qui se dote d’une rose d’une dimension alors inconnue ! Puis de 1140 à 1144, l’abbé fait édifier à l’orient de l’église le chevet  , nouveau manifeste de l’art gothique, qu’il affirme avoir achevé en trois ans, trois mois et trois jours, un chiffre bien sûr symbolique !

Il compte sept chapelles rayonnantes continues, peu profondes, sans cloisons entre elles. On ne perçoit que la simple ondulation du mur extérieur ornés de vitraux qui crée selon Suger une lumière admirable et ininterrompue (lux mirabilis et continua). L’ensemble du chevet est porté par deux rangées d’élégantes colonnes monolithes, formant un déambulatoire, colonnes qui symbolisent les douze apôtres et les douze prophètes.

L’œuvre dionysienne est une création exceptionnelle qui manifeste ce qu’est finalement l’architecture gothique, c’est-à-dire l’effacement du mur, la fusion totale des volumes et la beauté de la lumière des vitraux colorés !

Ainsi les verrières splendides inondent l’espace de lumière. Elles représentent différents épisodes de la Bible, comme l’Enfance du Christ ou l’Arbre de Jessé, première représentation monumentale d’un thème célèbre durant tout le Moyen Âge. Riches de couleurs et de références théologiques, elles sont d’abord destinées aux moines les plus érudits, afin de favoriser leur réflexion spirituelle. 

Basilique de Saint-Denis, vitrail de l'Arbre de Jessé (détail : deuxième roi)

© Jean Feuillie / Centre des monuments nationaux

1144 : la consécration du chœur… et du gothique

Le 11 juin 1144, le chevet de la basilique Saint-Denis est consacré par l’abbé Suger et vingt-quatre évêques et archevêques qui ont fait le déplacement, dont l’archevêque anglais de Canterbury ! Pour le couronnement de son œuvre, l’homme d’Église a invité le roi de France, Louis VII, dont il est le proche conseiller, accompagné de la reine, Aliénor d’Aquitaine. Et c’est en une grandiose procession que les reliques de saint Denis sont transportées de la sombre crypte où elles reposent depuis des siècles vers la lumière du nouvel édifice, dans un autel paré par Suger lui-même des pierreries et des joyaux les plus précieux et lumineux qu’il ait pu se procurer !

Tous sont émerveillés par tant de beauté, celle qui conduit « vers le vrai à travers les choses matérielles » comme l’abbé l’a fait inscrire sur le portail d’entrée de l’église et par les vitraux qui crée selon Suger une lumière admirable et ininterrompue (lux mirabilis et continua) qui matérialisent ainsi la relation entre le divin et la lumière.

Les différents prélats regagnent ensuite chacun leur diocèse, durablement marqués par cette nouvelle expérience architecturale. C’est le début de nouveaux projets, comme à la même période la cathédrale de Sens (1130-1164) ou d’autres monuments toujours plus audacieux, à Chartres, Amiens, ou Reims !

Les reliques de saint Denis, rustique et Eleuthère sous un dais du XIVe siècle

© Pascal Lemaître / Centre des monuments nationaux

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